Prospective et journalisme

crédit Julie Sabatier

Original annoté du texte de Pierre Drouin sur la prospective.

Un titre quelque peu austère pour un samedi 17 août, vous me direz. Ce à quoi je répondrais qu’il n’y a pas d’heure pour faire travailler ses petites neurones. Et puis moi, un peu comme tous les pauvres restés à Paris, je ne suis pas en vacances. Etrangement, ces derniers temps je suis de moins en moins fatiguée. Hier, extinction des feux à 3h30, levée 9h. Je me surprends. Bon on s’en fout, je vous l’accorde. Mais j ‘avais envie de le dire puisque j’ai personne à qui parler là tout de suite chez moi.

Encore un texte de Pierre Drouin, mon honorable grand-père. Un rare et infime défaut que je pourrais lui attribuer est de ne pas avoir toujours daté ses textes. Le texte est long, il semblera peut-être indigeste aux frénétiques du net, à la génération 2.0 qui clique et zappe à tout va. Je vais donc sans doute vous le livrer en plusieurs parties. Je crois que mon grand-père, de par sa curiosité sans limite et de sa culture gigantesque, était parfois visionnaire. Preuve en est l’une des multiples réflexions qu’il a couché sur le papier et soigneusement conservé. J’adore ouvrir ses chemises jaunies par le temps, et feuilleter ces pages tapées à la machine, avec quelques corrections apposées à la main.  J’aime voir la trace de la patte, de l’humain qui se cache derrière des mots. Les ratures montrent la réflexion et un peu de l’âme de leur auteur. J’ai dévoré les manuscrits de Serge Gainsbourg.

Revenons au côté visionnaire du grand-père. Bien que je n’ai pas encore lu – procrastination quand tu me tiens – son ouvrage intitulé L’autre futur, j’ai compris en en lisant le début qu’il avait saisi bien des choses sur ce qui nous attendait, rapports à tous les bouleversements technologiques et industriels qui se profilaient.

Alors même que quelques années après 1989, date de parution de son ouvrage, il se refusat à se plonger dans l’Internet, il avait  su capter les conséquences de tels changements. Alors oui, le texte est long. Mais moi je regrette ce temps où l’on prenait le temps d’écrire et de réfléchir. Le support papier implique le fait de pouvoir revenir facilement et à tout instant à un ouvrage. Je réfléchis mieux en lisant un papier.  Cela peut paraitre bizarre aux éventuels djeuns qui pourraient me lire. mais je pense qu’en voyant ce pavé, ils vont fuir ) toutes jambes.  Ce texte est long, mais il distille posément de nombreuses idées très intéressantes. Bonne lecture.

crédit Julie Sabatier

Douze fois Une. Pour un anniversaire du quotidien, une douzaine d’unes ont été imprimées sur carte postale

Prospective et opinion publique

Pour quelqu’un de l’extérieur, je veux dire qui n’a pas été nourri dans le sérail, l’aventure de la « prospective » est assez impressionnante. C’est l’histoire d’un mot créateur, qui n’existait pas il y a dix ans et qui a rayonné si bien qu’il anime aujourd’hui les préoccupations des planificateurs, de nombreux administrateurs et de chefs d’entreprise.  La source, le foyer, vous le savez, c’est un homme, c’est Gaston BERGER, mort il y a maintenant quatre ans et qui avait fondé en 1957 le Centre International de prospective « groupe constitué, précisaient les statuts, pour l’étude des causes techniques, scientifiques, économiques et sociales qui accélèrent l’évolution du monde moderne, et pour la prévision des situations qui pourraient découler de leurs influences conjuguées. La prospective n’est ni une doctrine ni un système, devait préciser plus tard Gaston Berger, elle est une réflexion sur l’avenir. »

Si le mot prospective a eu cette fortune, c’est évidemment parce qu’il concrétisait ce besoin diffus de voir plus loin, toujours plus loin dans le futur que ressentent les peuples d’aujourd’hui depuis qu’ils ont compris, ce n’est pas si vieux que « l’âge d’or » n’était plus derrière, mais devant eux. Mais ce n’est pas la science-fiction qui intéresse et les hommes engagés dans l’action  économique ou politique. Si les groupes chargés de l’étude des perspectives à long terme se sont multipliés ces dernières années, c’est surtout pour aider les responsables à prendre aujourd’hui des décisions qui contraindront l’avenir.

Certes, des cercles que l’on pourrait appeler de « recherche pure », des laboratoires continuent de fonctionner. Outre le centre international de prospective que nous avons cité, il faut rappeler l’existence de l’excellente série Futuribles du bulletin SEDEIS qu’anime M. Bertrand de Jouvenel qui publie des études ayant pour but de « conjecturer le cours probable des modifications structurelles au système social et politique », et aussi le Centre de recherches des chefs d’entreprise (CRC) de Jouy-en-Josas, dépendant du Conseil National du Patronat Français.

Naissance de groupes « prospectifs »

Mais déjà est-on passé à ce qu’on pourrait appeler la « prospective appliquée. » M. Delapalme vous parlera beaucoup plus efficacement que moi-même du « groupe 85 » appelé ainsi parce qu’il avait pour but d’explorer la France de 1985. Et s’il ne s’agissait pas d’un travail gratuit mais bien d’essayer d’éclairer le chemin au-delà de leur dernière année du Vè plan, c’est à dire de 1970, tout simplement parce que des investissements lourds, des travaux importants d’infrastructure, d’aménagement du territoire exigent une vision à plus de cinq ans de distance.

Il en est de même bien entendu pour l’urbanisation, et il y a deux ans, M. Delouvrier a lancé pour le compte du District, une grande enquête sur le Paris de l’an 2000. Le Ministère des armées a créé à son tour un comité consultatif de prospective qui a remis en 1963 son premier rapport, fruit d’un dialogue entre militaires et scientifiques.

Le même besoin s’est fait sentir dans le groupes politiques – que l’on pense à l’horizon 1980 – et dans les grands organismes internationaux. Dès la naissance du Marché commun, un groupe dirigé par M. Pierre Uri élaborait un rapport sur les perspectives de l’industrie des Six en 1970. Il continue ses investigations sur l’Europe en pointillés. A l’OCDE, le Comité de politique économique étudie les secteurs les plus favorables pour réaliser les objectifs d’une croissance de 50% en dix ans.

Dans les industries nationalisées ou privées, les calculs à longue portée se multiplient également. C’est vrai non seulement pour les affaires auxquelles on pense tout de suite: pétrole, automobile, aviation, mais aussi dans celles que fabriquent des produits d’usage courant car à l’ère de la consommation de masse, plus l’étude de marché est poussée, mieux cela vaut.

Mais il faut bien dire que souvent les industriels font de la « prospective » comme M. Jourdain faisait de la prose. Des pionniers ont pourtant commencé d’installer des structures capables de sécréter en permanence des mécanismes d’adaptation de la firme: je pense notamment à l’expérience de la SNECMA lancée par M. Desbruères.

Prospective et journalisme

Le propos de nos hôtes était, je crois, non seulement d’ouvrir un débat sur la « prospective » en général, mais sur sa diffusion dans chacun de nos métiers. Dans le mien, celui de journaliste, je suis contraint de reconnaitre et j’en suis un peu navré, que la « prospective au sens noble du mot n’a pas poussé très haut ses antennes. Je voudrais essayer d’expliquer pourquoi et de voir ce que l’on pourrait faire pour que cela change, s’il convient que cela change.

crédit Julie Sabatier

Le Monde est le témoin de l’histoire…

Il y a presque une contradiction entre les nécessités du journalisme quotidien et celles de la prospective. Nous travaillons sur le passé. Le passé, c’est notre matière première. Le rôle essentiel d’un journal, c’est de fournir le plus rapidement mais aussi le plus sûrement possible les éléments d’information et de commentaires qui permettent au lecteur de se faire une représentation, puis une opinion, sur tel ou tel événement politique, économique, social, artistique etc… C’est avec une prudence de Sioux, bardée de conditionnels,de points d’interrogation que nous nous aventurons dans un journal sérieux sur le terrain de l’avenir, de la conjecture. Il y a au moins trois raisons à cela:

– Première raison: le rouleau compresseur de l’actualité laisse peu de champ, peu de recul. Il en faut pour l’historien, il en faut aussi pour le « voyant » – entendez cela non au sens de Rimbaud – mais au sens du témoin s’efforçant de détourner dans les faisceaux des possibles celui qui prendra racine, qui s’épanouira pour devenir une réalité.

Inter-titres ajoutés par mes soins pour vous rendre la lecture plus agréable. J’arrête là pour aujourd’hui. Vous dormez? Vous palpitez d’impatience de lire la suite de ces réflexions futuristiques du passé? Vous êtes en train de bronzer sur une plage du sud donc vous vous contrefoutez de tout cela? J’ai compris en tapant les premières pages de ce texte qu’il fut rédigé pour une conférence. Certains termes sur lesquels il a voulu mettre l’accent sont donc soulignés. Je reproduis les soulignements ici. A bientôt pour la suite.